Témoignage de Stéfanija Durn (la mère de Richard Durn) aux journalistes du Monde

Je suis dans le noir, comme une prisonnière. J'ai de quoi manger parce que j'ai toujours des provisions à l'avance, des conserves, des biscuits et de l'eau. Je ne tiens plus debout, j'ai peur. J'en ai bavé dans ma vie ! Je viens d'un petit village de Slovénie. En 1958, j'ai laissé derrière moi mon père, ma sœur et mon frère pour émigrer. A l'époque, on ne donnait pas de passeport comme ça. Avec mon mari, nous avons pris le bus, puis nous avons marché pour traverser clandestinement la frontière et arriver à Trieste, en Italie. J'étais enceinte de sept mois de ma fille, j'étais trempée à cause de la pluie. La police italienne nous a arrêtés et emmenés dans un camp de réfugiés. Au bout de quinze jours, on est parti pour Turin, et on a pris un bus pour Gap, en France. Je ne voulais pas rester, mais partir en Amérique. J'y avais de la famille, elle est décédée depuis. A Gap, on a travaillé dans une ferme isolée pendant un mois, puis direction Paris. Mon mari avait des amis de son village qui vivaient rue Michelet, à Nanterre. On y est arrivés le 1er septembre. J'ai accouché en novembre. » Mon mari est retourné en Slovénie en 1962 et il a réapparu deux ans plus tard, par surprise, frappant à ma porte avec un copain vers minuit. Il voulait que je le loge, que je le dépanne pour une nuit ou deux, mais il s'est incrusté. Nous avons divorcé en 1968, sept jours après la naissance de Richard. Ce n'est pas son père. Son vrai père reste dans mon jardin secret. C'est une bêtise que je paie. Ça lui a toujours manqué, un père, à Richard. C'est un gosse que je n'ai pas désiré. Cet enfant ne devait pas naître. A 15-16 ans, Richard a commencé à me poser des questions sur le sujet. Il le vivait comme un drame, il voulait voir des photos de son père. Il n'a jamais été en contact avec mon ex-mari. Richard ne buvait pas, ne fumait pas. Il ne savait pas séduire, ni quoi dire. Il disait qu'il voulait une copine. Il ne savait pas communiquer. Il me disait : «Je ne veux pas te faire de mal mais je ne peux plus vivre comme ça». Avec moi, il n'était jamais violent. Il m'aimait bien quand même, il me respectait. Après l'histoire avec le psychologue, en juillet 1998, il m'a dit qu'il ne l'avait pas menacé avec une arme, comme on l'a dit. Il lui a juste dit qu'il allait tuer et mourir. Le psy nous a envoyé une lettre pour que Richard revienne se faire examiner. Au cas où Richard ne pourrait se déplacer, le docteur proposait de venir. Richard a pris son téléphone et l'a appelé. «Je vais bien, il lui a dit, j'ai des projets». Le psy n'a pas insisté. » Mon fils disait tellement de choses sombres. A qui aurais-je dû en parler ? A la police ? Si les policiers étaient venus chez nous, Richard leur aurait tiré dessus. Lundi, il a pris une plaquette de Prozac. Il était tellement bouffi que je lui ai fait une remarque. Il n'a pas répondu. Le docteur avait proscrit le Prozac en février. La police a pris les ordonnances. Richard avait déjà tenté deux fois de se suicider. La première, c'était le 29 juin 1990, le genre de date qu'on n'oublie pas. Je l'ai trouvé dans la salle de bains, il avait pris des tranquillisants et d'autres médicaments. La deuxième fois, c'était il y a un an et demi. » Enfant, il avait toujours des bonnes notes. Il était surtout très fort en histoire et en français. Il a commencé à changer vers 16 ans. Il s'est renfermé et s'est mis à sécher les cours. Il ne parlait plus. Dans un premier temps, il a voulu faire Sciences-Po. C'est pour ça qu'il a passé une licence d'histoire. Mais, deux années de suite, il ne s'est pas présenté aux examens de licence. Il n'était pas sûr de lui, il pensait ne pas avoir suffisamment travaillé. Puis il a fini par l'avoir. » Il a toujours travaillé à temps complet à côté de ses études. Il touchait environ 6 000 francs comme surveillant, mais il détestait ça. A cette époque, il a eu un accident de travail. On l'avait emmené à l'hôpital de Nanterre. Dans sa vie, il a subi neuf opérations. Il a toujours eu des problèmes aux jambes parce qu'elles sont arquées. Quand il était gosse, le médecin disait que ça s'arrangerait. » Richard avait 16 ans lorsqu'il est parti pour la première fois en vacances. C'était à Venise. Il s'est brûlé le dos à cause du soleil. Puis il est allé deux fois en Israël, puis à Gênes, pour les manifestations [contre la mondialisation], il m'avait montré des photos. Il s'était rendu plusieurs fois en Slovénie pour étudier la langue pendant l'été. Après sa licence, à partir de 1995, il s'est intéressé à l'humanitaire. La dernière fois qu'il est parti au Kosovo, c'était le 25 octobre dernier. Il y était resté dix jours. En tout, il a dû s'y rendre cinq ou six fois. Il avait des amis là-bas, il avait même commencé à apprendre l'albanais. » C'était écrit. Je lui disais : «Richard, tu vas faire des bêtises avec ces armes.» Pourquoi on ne les lui a pas confisquées ? Ces derniers temps, il me répétait : «Il faut que je tue.» Le 11 novembre dernier, on s'est retrouvés au parc de Nanterre pour les cérémonies. J'étais assise, il est venu à côté de moi. Il a montré du doigt les élus présents au grand complet et m'a dit qu'il pourrait tous les tuer. «J'espère que tu n'as pas amené d'armes», je lui ai répondu. Il m'a dit que ça n'avait pas d'importance, qu'il n'irait jamais en prison. Il avait quelque chose contre ces élus. Pour lui, c'étaient des pourris. » Richard ne sera pas enterré dans un cimetière. Pas question. Pour qu'on vienne cracher sur sa tombe ? Je veux qu'il soit incinéré, mais je ne sais même pas à qui m'adresser. Je dois ranger la chambre de mon fils. Les policiers sont venus, ils ont cherché des armes partout. Hier, ils ont frappé à la porte pour voir si j'étais encore vivante. Je n'ai pas répondu. Richard ne croyait pas en Dieu. Même moi, je ne crois plus en Dieu. Où est-il, qu'est ce qu'il fait ?